Secrets & chantages — Ft. Fen'

La journée n'avait pas si mal commencé, pour une fois, et ce fut l'esprit reposé que je m'étais extirpé de l'antre des guerriers. Le soleil pointait à peine, derrière les montagnes volcaniques, et le camp désert n'était éclairé que par une lueur blafarde. Le paysage demeurais gris à l'ombre, comme s'il n'était pas encore éveillé. Je m'étais donc assis non loin du promontoire, le dos courbé et l'allure lasse. Le premier félin sortit alors soudainement de la tanière des guerriers, peu après mon propre éveil. J'avais immédiatement reconnus la fourrure embrasée de Flamme Rousse et une idée avait germé presque aussitôt dans mon esprit fatigué. Je m'étais dirigé vers lui d'une allure lente avant de lui adresser ces quelques mots d'un ton bourru:

"Flamme Rousse, tu tombes bien! Tu iras renouveler la marquage à la frontière seul, ce matin!"

Je n'avais rien contre lui, bien qu'un peu jaloux de sa grande popularité -chose que je ne possédais évidemment pas. A vrai dire, je l'avais surtout assigné à cette tâche car il avait été le premier à passer devant moi... Pauvre matou malchanceux! Oh, il ne semblait pas ravi par cette nouvelle, et se contenta tout juste de hocher la tête en entendant mes directives, ne me regardant pas même dans les yeux. Enfin, peu m'importait puisqu'il n'avait pas son mot à dire. Tant qu'il ne se rebellait pas, je n'avais pas non plus à m'acharner sur lui. Nous retournâmes donc vaquer à nos occuations respectives, ruminant nos problèmes en silence.

J'achevai ma toilette dans un coin sombre du camp, balayant régulièrement la clairière du regard à mesure qu'elle se remplissait de félins actifs. Cette vision m'arracha un léger sourire ironique. Je devrais être satisfait d'être le second régent de ce clan, et, pourtant, je haïssais mes devoirs de lieutenant jusqu'au plus profond de moi. Oui, cette haine muette sourdait en mon coeur brisé chaque matin. J'avais appris à vivre avec, elle faisait partie de moi, bien que je détestais mon clan un peu plus chaque jour. Pourtant, je me cachais derrière un ramassis de mensonges, jurant loyauté à un clan que je n'aimais pas et auquel je ne voulais pas être fidèle. Je voulais fuir, loin, aussi loin que possible. Et c'était la même ritournelle qui se répétait à l'infini, un cercle douloureux qui ne se terminerait qu'avec ma mort. Je remis mon masque désintéressé, observant les va-et-vient de mes "camarades".

Après avoir mangé une chauve-souris sans grand appétit, je me levai et vit de nouveau Flamme Rousse, mangeant tranquillement avec sa petite bande sans se soucier des ordres qui lui avaient été attribués. Pourtant, le soleil était déjà à son zénith, et le matou n'avait pas eu l'air de bouger de la matinée. Je retins un grognement mécontent. Il avait dû le sentir car il s'éclipsa aussitôt, traversant en hâte l'entrée du camp. J'aurais pu le laisser aller, mais je ne lui faisais décidément pas confiance. C'était bien le genre de félin fainéant qui feignait le travail pour ne rien faire. Je me mis donc à le suivre discrètement, le suivant à l'odeur habilement à travers nos territoires cahoteux.

Sa piste me mena bel et bien à la frontière entre le Clan du Feu et le Clan de l'Eau, frontière que je redoutais pour ses fréquentations. Je ne voulais pas rejeter un guerrier de l'Eau, mais je ne voulais pas qu'un de mes camarades du Feu ne me vois en train de sympathiser avec "l'ennemi". Enfin. Flamme Rousse se dirigea vers la rivière, calme et claire, pour s'y pencher afin de boire. Quant à moi, je demeurais dissimulé par un des rares bosquets qui avait résisté à la chaleur, me camouflant à merveille. De plus, le vent soufflait dans ma direction, ce qui me rendait, pour ainsi dire, invisible.

Au bout de quelques minutes, un félin du clan de l'eau parvint également à la frontière, de l'autre côté du cours d'eau. Je reconnus immédiatement Saut de Carpe, un sage guerrier, calme et doux. Je connaissais presque mieux les chats du clan de l'eau que ceux du feu... Risible.

"Nuage de Flamme...?" commença le matou.

L'intéressé releva la tête brusquement, tandis que je retins un frisson; pourquoi ce mauvais pressentiment? Flamme Rousse demeura silencieux une poignée de secondes, dubitatif face au guerrier de l'eau. Il répondit enfin, du tac au tac:

"Je ne m'appelle plus Nuage de Flamme, gronda le guerrier du Clan du Feu d'un ton méfiant. Je suis Flamme Rousse, désormais."

"Tu as tellement grandi, souffla doucement Saut de Carpe. Quel dommage que tu ne sois pas né dans le Clan de l'Eau. J'aurai aimé mieux te connaitre, tu sais..."

"Je n'ai rien avoir avec le Clan de l'Eau ! l'interrompit son fils en feulant. Je suis loyal uniquement au Clan du Feu. Tu n'aurais jamais dut être mon père, et tu le sais ! Tu as fait une grave erreur, et Étincelle d'Argent aussi. Tu n'es rien pour moi, Saut de Carpe !"

Mon coeur loupa un battement. Mes yeux exorbités scrutaient cette scène invraisemblable, tandis que mes pattes cendrées tremblaient. Je craignis un instant qu'elles ne me supportent plus. Comment? Flamme Rousse était un Clan-Mêlé lui aussi? Du Clan du Feu et de L'Eau? J'eus un léger et imperceptible mouvement de recul en apprenant cela. Je ressentais à la fois du dégoût, mais aussi de la compassion pour le guerrier flamboyant. Ce mélange m'arracha un rictus étonné. Le pauvre Saut de Carpe recula, une lueur d'incompréhension dans son regard doré, et de tristesse. Même de ma place, je pouvais le deviner. Le pelage de Flamme Rousse sembla doubler de volume, et sa colère était perceptible à des kilomètres à la ronde. Le souvenir de mon propre père me percuta de plein fouet, et ce fut un peu sonné que j'assistais à la fin de leur échange:

"Tu as fait une grave erreur, Saut de Carpe, répéta t-il d'un air terriblement menaçant. Ne parles de cela à personne, sinon tu le regretteras."

"Je n'avais pas l'intention d'en parler à qui que ce soit, balbutia t-il en faisant un nouveau pas en arrière. Et personne d'autre n'est au courant."

Personne... Mise à part moi. songeai-je avec une certaine gêne. Je n'aurais pas dû assister à cette discussion, ni disposer de ces terribles révélations. Ma queue grise rentra entre mes pattes arrières, sous le poids de la culpabilité. Je n'étais pas curieux, l'histoire de ce guerrier ne me regardais pas. Pourtant, je devais faire avec ce que j'avais appris, à présent, je ne pouvais faire autrement...

"Y'a intérêt..." termina la matou roux en rentrant ses griffes.

Saut de Carpe s'en fut alors immédiatement, retournant avec crainte dans les terres du clan de l'eau. J'eus un haut-le-coeur lorsque je vis Flamme Rousse s'approcher de ma cachette, et j'eus alors un mouvement brusque de recul, laissant craquer quelques brindilles sèches au passage. Mon pouls s'accéléra soudainement sous le poids de la peur. Quelle honte! Le lieutenant que j'étais, froid et indifférent, était trahi par ses émotions?

Je remarquais que Flamme Rousse avait sorti les griffes, et son regard ambré était embrasé d'une rage sans nom. Les poils de mon échine se hérissèrent; je ne voulais pas me battre, je ne voulais pas me confronter à un de mes camarades, combien même je ne les appréciais pas! Je pris alors une grande inspiration, rassemblant ce qu'il restait de mon assurance et de mon légendaire courage pour sortir du bosquet. Mes pas étaient lourds, mon regard semblait vide et inexpressif. Je parus ainsi devant Flamme Rousse, me redressant de toute ma hauteur, demeurant calme, l'air indéchiffrable. J'étais à présent face à la furie rousse, qui me rappela ma soeur, Furie Nocturne, l'espace d'une seconde. Je me repris bien assez vite pour débiter sagement, la voix rauque mais néanmoins absolument pas agressive:

"Rentre tes griffes, Flamme Rousse, je ne souhaite pas me battre contre toi."

Flamme Rousse avait déjà bandé ses muscles, et je retins un tressaillement. Qu'arriverait-il si je n'arrivais pas à lui faire entendre raison? Je ne pouvais me battre contre un des miens, combien même je n'appréciais pas particulièrement le guerrier! Ses crocs dévoilés, sa queue battant rageusement l'air, le mâle roux me scrutait, le regard embrasés par la haine. Quant à moi, je me contentais de me redresser sans montrer d'agressivité, tâchant de dissimuler mes émotions et pensées comme j'avais si bien appris à le faire. Oui, j'étais devenu un maître dans l'art de l'hypocrisie et du mensonge, sinon, j'aurais explosé il y aurait bien longtemps de cela... Mes prunelles voilées ne trahissaient rien, et mon museau semblait de marbre, considérant cet adversaire inattendu avec un air sage et attentif. J'étudiais ses moindres mouvements, tous ses gestes passaient au scanner. Quelques instants passèrent dans un calme oppressant, tels de silencieuses indécisions. Flamme Rousse ne montrait pas d'hésitation, mais on sentait qu'il réfléchissait, sous ses déplacements lents et peu pressés.

L'imposant guerrier, populaire et charismatique au sein du clan, montrait une toute autre facette de lui-même en ce lieu désolé et désert. Un côté bien plus agressif de sa personnalité, comme si j'avais réveillé une rage qu'il ignorait depuis des lustres. J'étais le déclencheur de cette haine; ç'aurait très bien pu être quelqu'un d'autre que moi, la même colère se serait déversée sur l'innocent curieux. Je me forçais à réprimer les frissons qui me tenaillaient, ne laissant rien paraître, adoptant toujours une posture calme et neutre. Le lion enragé tournait autour de moi, comme une hyène sadique tourne autour de sa victime avant de la bouffer toute crue. Je dus puiser dans mes ressources pour garder une telle contenance et cet air détaché. Lorsque le fauve roux se trouvait être derrière moi, je ne me retournais pas. Je demeurais seulement debout, fixant un point devant moi. Aussitôt qu'il reparaissait dans mon champ de vision en périphérie, je le suivais du regard, l'analysant minutieusement, ne pipant mot. Qu'il ne pense pas que me battre soit chose aisée, ou il le regrettera. Il ne faisait pas le poids, je le savais, je le sentais. Ce petit manège dura un certain temps sans que je ne me démonte, toujours fidèle à moi-même. Enfin, Flamme Rousse tonna d'une voix terriblement ironique, touchant ma corde sensible:

"Et qui va m'obliger à rentrer mes griffes? Toi? Toi qui es toi-même indigne de confiance, toi dont le sang impur souille la belle lignée du Clan du Feu?"

Ses paroles eurent l'effet de la foudre sur moi. Comment? Comment pouvait-il être au courant pour mon passé? Ma gueule s'entrouvrit sous le choc, et une lueur vacilla dans mon regard. Néanmoins, je me forçais à garder ma prestance. Je ne pus me retenir de dévoiler légèrement mes crocs, et mes griffes furent sorties l'espace d'un centième de seconde avant que je ne les rentre en un ultime effort. Une fois le choc encaissé, et mes mots minutieusement choisis, je m'appliquai à monter un mensonge peu crédible, me contenant avec une force que je ne me connaissais pas:

"Je ne vois pas de quoi tu veux parler." m'exprimai-je d'une voix rauque, quelques peu tremblante.

Je ne détournais pas mon regard, le plongeant dans ses deux prunelles enflammées. Je demeurais malgré tout peu crédible, mais je restais fier. Les battements de mon coeur s'étaient multipliés en une danse infernale, mais il fallait que je rebondisse, surtout ne rien laisser deviner. Autrefois, j'aurais démarré au quart de tour et me serait battu sans hésiter pour cette marque d'irrespect. Cependant, aujourd'hui, c'était différent. J'étais lieutenant. Contre ma volonté, certes, mais je devais me montrer digne de ce rang, combien même je le détestais.